samedi 11 avril 2020

Tribune de Jonathan Louli : "Pour la santé, les solidarités et la démocratie, au-delà d’une plainte contre quelques ministres"


Pour la santé, les solidarités et la démocratie, au-delà d’une plainte contre quelques ministres.

Par Jonathan Louli, sociologue, anthropologue, travailleur social.


Depuis la mi-mars, plusieurs plaintes ont été déposées contre certains hauts responsables de l’appareil d’État, principalement le premier ministre, É. Philippe, l’ancienne ministre de la santé et des solidarités A. Buzyn, et son successeur, O. Véran. C’est non seulement l’inaction et l’incompétence de ces cadres de l’appareil étatique qui est ciblée, leur communication assimilable à du « mensonge d’État », mais aussi leurs choix et directives conduisant à de la « non-assistance à personne en danger » voire à des « homicides involontaires »[1]. Depuis les confessions de l’ancienne ministre de la santé et des solidarités[2], il est en effet avéré que les plus hauts sommets de l’État étaient informés des risques de pandémie depuis fin décembre, ainsi que des risques de pénurie de matériel. Il est donc avéré, par la même, que ces risques ont constitué un enjeu tout à fait secondaire pour ces cadres de l’appareil d’État, focalisés notamment sur les batailles politiciennes des retraites et des municipales.
La crise sanitaire et l’hécatombe entraînées par un tel niveau d’impréparation, par un tel cumul de mensonges et d’incohérences de la part du gouvernement posent question. On pourrait presque comprendre les complotistes qui considèrent qu’au fond cette incompétence dissimule de sinistres calculs, la pandémie pouvant servir à casser les mouvements sociaux, agenouiller le peuple et répandre des dispositifs de contrôle. Cependant, si les responsabilités des différents cadres de l’appareil étatique et du gouvernement dans ces massacres par inadvertance doivent être pointées et sanctionnées, dans la mesure où elles peuvent être établies, il semble bien difficile d’envisager que ces quelques responsables politiques ont sciemment envisagé de laisser la pandémie se répandre et tuer des milliers de concitoyens... En effet, la gestion étatique de cette crise à travers une accumulation de « mensonges », d’« amateurisme » et de « médiocrité »[3] s’inscrit, plus banalement, dans une trame de choix politiques et économiques qui se déploie depuis plusieurs décennies.
Le principal trait distinctif de cette trame de choix politiques, à laquelle ont collaboré tous les gouvernements depuis au moins les années 1970, est la désintégration des systèmes de santé publique universelle, de solidarité et de protections sociales, et plus largement, de la plupart des services publics. Cette désintégration, qui s’appuie sur des prétextes comptables, des logiques d’accumulation capitaliste et de concurrence marchande, est aussi progressive qu’implacable. C’est le mépris, nourri depuis plusieurs décennies, à l’égard de l’hôpital public, de l’assistance, de la Sécurité sociale, des secteurs du social, du médico-social… qui a rendu possible et facilité la légèreté et l’inconséquence avec lesquelles les actuels cadres de l’appareil étatique ont pris en charge les menaces sur la santé publique et le lien social que représentaient le Covid-19.
Il a en effet très tôt été rappelé que ce sont les politiques d’austérité qui ont ravagé l’hôpital depuis au moins 1983 et le tournant de la « rigueur »[4], entraînant progressivement un véritable processus d’industrialisation du système hospitalier, transformant le soin en un travail à la chaîne, comme le fait observer le neurochirurgien au C.H.U de Tours Stéphane Velut[5]. Après plusieurs années de recherches et d’exercice en tant que travailleur social, j’ai également, moi-même, pointé un processus similaire d’industrialisation du travail social[6]. L’industrialisation du soin et du social s’observent par la marchandisation des cadres d’activité, c’est-à-dire par l’introduction de logiques de concurrence entre services, de financements selon la performance, de sous-traitance et de mécénats intéressés. La marchandisation engendre une invasion des logiques de gestion et de « démarche qualité » qui uniformisent et déqualifient les formations, les pratiques, les métiers. Ces logiques d’industrialisation tendent à vider les activités de soin et de solidarité de leur sens, à sur-exploiter les professionnels, qui sont majoritairement des professionnelles. La dégradation de la qualité et de l’intérêt du travail effectué sert alors de prétexte à de nouvelles colonisations marchandes et gestionnaires.
« Santé, social : même ministère, même combat ! », disions-nous il y a quelques années[7], à l’occasion d’une nouvelle salve de réformes néolibérales qui suscitaient l’opposition en raison de leur caractère antidémocratique : le délabrement des secteurs sociaux, médico-sociaux et hospitaliers s’explique bien par ces processus d’industrialisation qu’ils subissent depuis des décennies, sous le coup du terrorisme comptable et gestionnaire imposé de façon non-démocratique à des professionnel.les prolétarisés et des bénéficiaires méprisés. La crise actuelle est un analyseur, un révélateur, de la régression des principes démocratiques dans l’action de l’appareil d’État. Comme le remarque le chercheur Samuel Hayat sur son blog, « la pandémie de Covid-19 distord notre horizon politique »[8] car elle révèle à quel point notre appareil d’État s’est délibérément déconnecté des principes démocratiques essentiels, et à quel point, en cas de crise, son fonctionnement diffère assez peu de celui des États dictatoriaux : « Alors que les démocraties étaient censées se caractériser par un plus grand attachement aux principes à la fois politiques et moraux d’ouverture, de transparence, de solidarité, tout autant que par leur efficacité à prendre soin de leurs citoyens, la pandémie vient révéler qu’il n’en est rien. Dans la crise, les États dits démocratiques agissent avant tout comme des États, ni pires ni meilleurs que des dictatures, et non comme des démocraties ».
L’actuelle crise sanitaire appelle donc à voir au-delà d’une plainte contre tel ou tel responsable de l’appareil d’État. Car, si individuellement tel ou tel responsable peut imprimer une certaine teneur à certains aspects de l’action étatique, c’est la nature même de ce qu’on appelle l’État qui, on le voit aujourd’hui de façon flagrante, peut s’opposer aux principes démocratiques. Il est temps de se débarrasser définitivement de l’idée que l’État et la démocratie réelle sont liés. En tant que structure pyramidale de concentration du pouvoir, l’État, ses appareils, ses hauts responsables, peuvent même franchement mettre en déroute les principes démocratiques fondamentaux. On l’a vu avec le déferlement de pratiques répressives qui ont rendu les éborgnements, violences policières et harcèlements judiciaires courants dans les quartiers populaires et les manifestations, ces dernières années. On l’a  vu avec la multiplication de l’utilisation de l’article 49-3 de la Constitution, avec les réformes et directives imposés de façon unilatérale dans différents secteurs.  
Ainsi, le délabrement et l’industrialisation des secteurs hospitaliers, sociaux et médico-sociaux ne sont pas (uniquement) de la responsabilité de récentes activités ministérielles. C’est le fait d’une instrumentalisation du soin et du social, c’est-à-dire le fait que l’hôpital public, les secteurs sociaux et médico-sociaux, sont avant tout des instruments de l’action de l’État. Ils lui sont inféodés, et sont donc à l’entière merci des choix politiques, de l’idéologie de la rentabilité et de l’« efficience », de l’avidité de gestion des activités et de subordination des professionnel.les. Les conceptions et pratiques de gouvernement qui ont imprimé, de façon antidémocratique, leur forme actuelle aux secteurs du soin, du social et du médico-social, ont rarement fait l’unanimité et sont même très souvent allés à l’encontre des intérêts du plus grand nombre, comme le montrent la persistance des phénomènes d’exclusion sociale et d’inégalités en tous genres[9], les innombrables mobilisations des professionnel.les des secteurs hospitaliers, sociaux et médico-sociaux, des militant.es d’associations...
Ce que rappelle avec brutalité et atrocité la crise du Covid-19 c’est que peu importe ce que disent ou font les agents détenant les pouvoirs de décision au sein de l’appareil d’État, ils ignorent nécessairement une grande variété de réalités sociales et, par conséquent, leur action, au mieux, lèsera nécessairement les intérêts de certains groupes sociaux plus ou moins larges, au pire, ne défendra que leurs propres intérêts à eux. C’est ce que note encore Samuel Hayat : « Le coronavirus ne met pas en danger la démocratie ; mais nos dirigeants, face au coronavirus, sont en train de sacrifier la démocratie pour dissimuler leur incompétence et se maintenir au pouvoir ». En général, on ne voit pas de hauts responsables prendre des mesures qui vont à l’encontre de leurs propres intérêts, et c’est bien normal, à leur place nous ferions individuellement probablement la même chose : car un système pyramidal concentrant les décisions dans les mains de quelques personnes exerçant leur pouvoir en « cascade »[10] est nécessairement perméable aux intérêts privés de ces personnes, aux enjeux privés de carrière, de revenus, de positions... La concentration des pouvoirs et des revenus favorise la privatisation des instruments de l’intérêt général que sont censés incarner les services publics et les appareils d’État. La concentration et la privatisation des pouvoirs vont à l’encontre des principes démocratiques les plus élémentaires.
Attaquer en justice quelques responsables politiques pour leurs mensonges et leur incompétence ne servira donc qu’à les désigner comme boucs-émissaires pour apaiser les colères et faire payer les morts de celles et ceux qui ont été abandonnés par l’appareil d’État ces derniers mois, et ce n’est déjà pas mal car l’impunité n’est pas possible. Cependant, cette crise inédite doit nous faire réaliser que cette fois nous méritons mieux qu’une petite vengeance, mieux que le sacrifice de quelques hauts responsables. L’appareil d’État, rien que sous sa forme verticale, pyramidale, est contraire aux principes essentiels de la démocratie réelle. Ce sont les « petits » fonctionnaires qui font les services publics, à l’hôpital, à l’école, dans les administrations sociales, les services sociaux et éducatifs, les universités, les casernes de pompiers… Ce ne sont pas les ministères qui font les services publics. Peut-être est-il temps de donner les pouvoirs de décision à celles et ceux, travailleuses et travailleurs de terrain, usagers et usagères des services publics, qui, ensemble, connaissent les enjeux, les besoins, les priorités. L’appareil d’État s’est une fois de plus, une fois de trop, révélé être totalement perméable aux intérêts privés des décideurs, qui n’ont généralement aucun scrupule à appuyer leurs décisions par des mesures autoritaires. L’appareil d’État devient un obstacle à la démocratisation réelle au fur et à mesure qu’il devient perméable à la privatisation concrète et au cumul des pouvoirs. L’effroyable crise sanitaire actuelle doit nous amener à repenser nos liens collectifs, à l’appareil d’État et aux services publics, et peut-être, commencer à enterrer l’idée que l’appareil d’État fait tenir la société et la démocratie : « De nos jours, seule la superstition politique se figure encore que la vie civile doit être maintenue par l’État, tandis que, dans la réalité, c’est l’inverse : l’État est maintenu par la vie civile »[11]. Contre l’autoritarisme des hauts responsables de l’appareil d’État, contre la privatisation et la concentration des pouvoirs et des revenus sur lesquelles celui-ci se fonde, il est peut-être temps de songer aux moyens à donner à la démocratie réelle, dans toutes les sphères de la société.




[5] Stéphane Velut, L’Hôpital, une nouvelle industrie, Gallimard, coll. « Tracts », janvier 2020. Voir son interview sur France Culture (en ligne).
[6] Jonathan Louli, 2018, "Le travail social en voie d’industrialisation ?", in Le Sociographe, n°64, pp. 95-103, consultable en ligne sur mon site.
[10] Étienne De La Boétie, 2010 [1549], De la servitude volontaire, Éditions Le Passager Clandestin, Le Pré Saint-Gervais, suivi et précédé d’entretiens avec Miguel Benasayag et Cornélius Castoriadis. Voir sur mon blog la note de lecture et le podcast audio présentant les principales thèses de l’ouvrage.
[11] Friedrich Engels, Karl Marx, La sainte famille, ou critique de la critique critique. Contre Bruno Bauer et consorts, 1982 [1845], in Œuvres. III. Philosophie, Paris, Editions Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition présentée et commentée par Maximilien Rubel, p.419-661. Voir la note de lecture suivante (en ligne).

mercredi 11 décembre 2019

Contre l’islamophobie de gauche, avec Karl Marx




« Même critique, le théologien reste théologien »
K. Marx, Manuscrits de 1844


















Du Parti Socialiste de Manuel Valls à Caroline Fourest ou aux trotskystes en passant par La France Insoumise, ou encore par beaucoup d’anarchistes, on observe le développement d’une islamophobie de gauche, plus ou moins « soft », appuyée sur un « athéisme agressif » dirigé, de fait, contre une partie des classes populaires. Cette « irréligion » serait-elle en train de devenir « l’opium du peuple de gauche » comme le suggère P. Tevanian ?
Partant de l’hypothèse que la pensée de K. Marx peut encore servir de repère pour la gauche anticapitaliste, nous aimerions montrer qu’à la lecture de deux articles écrits dans sa jeunesse, la vision de la religion que propose Marx est diamétralement opposée aux clichés marxistes propagés autour d’une citation sortie de son contexte : « la religion est l’opium du peuple ». En retournant justement dans les textes et l’époque d’où est extraite cette citation, nous aimerions même montrer que, suivant K. Marx, la critique de « la Religion » n’est plus une tâche déterminante dans l’activisme révolutionnaire.
La polémique survenue à l’universitéd’été 2019 de La France Insoumise est un excellent et très récent exemple de cette islamophobie de gauche décomplexée, qui nous permet d’étudier les arguments avancées par ce parti pris, et de les confronter à la pensée de Marx. En substance, Henri Peña-Ruiz et ses défenseurs disent : être « islamophobe » (comme si dans la France de 2019 ce terme était totalement neutre), c’est simplement revendiquer le droit de critiquer l’institution religieuse islamique, son dogme, ses préceptes, ses implications ; sans qu’il soit question, précisent ces « islamophobes » autoproclamés, de s’attaquer directement aux personnes en raison de leur foi. Cette « islamophobie » revendiquée ne s’attarde donc pas sur la façon dont les gens interprètent et mettent en pratique leurs croyances. En d’autres termes, ceux qui revendiquent la critique de la Religion, sans regarder comment les différentes croyances s’incarnent en réalité, revendiquent finalement de faire ce que Marx appelle de la théologie. Il semble en effet que les tenants de cette critique de « la Religion » aient davantage lu le Coran, la Bible et les encycliques papales que K. Marx, car ce dernier avait déjà proposé des éléments de réponse dans deux articles de jeunesse.
Dans A propos de La Question Juive, Marx s’attaque justement à un socialiste de l’époque dont il avait été proche, Bruno Bauer, qui considérait que la critique de la religion était fondamentale, et souhaitait, comme le résume Marx, que « Juif et chrétien ne reconnaissent plus dans leur religion respective que des étapes distinctes du développement de l’esprit humain, des peaux de serpent rejetées par l’histoire » (souligné par Marx, p. 349 des Œuvres complètes éditées par La Pléiade). Ce mode de pensée est bien celui de nombreux militants et militantes de gauche, qui rejoignent sur ce point l’universalisme abstrait propre à différents modes de pensée dominants en France, à gauche comme à droite du spectre politique, et propres au développement des différentes républiques qui se sont succédé depuis la chute de l’Ancien Régime.
Cependant, dire que chaque individu est un citoyen égal à n’importe quel autre est un pur sophisme, voire même « la sophistique de l’Etat politique lui-même » (souligné par Marx, p. 357), c’est-à-dire un raisonnement rendu vide et creux par le fait qu’il est construit à partir de mots et de concepts abstraits, et pas à partir de l’expérience directe du réel. En effet, cet universalisme abstrait s'appuie sur la capacité de l’Etat à nier, dans sa sphère d’action, les données biologiques, sociales, etc., qui distinguent les individus, sans cependant abolir ces distinctions en réalité : « ce n’est qu’en s’élevant ainsi au-dessus des éléments particuliers que l’Etat s’érige en universalité » (p. 356). L’universalisme qui nie les différences concrètes entre les gens est une pensée issue des nécessités de la construction de l’Etat et de son besoin d’homogénéisation et de soumission des populations gérées.
Face à cet universalisme d’Etat, l’individu mène une « vie double » en tant que membre d’une « communauté politique » abstraite, et en tant qu’ « individu privé » (p. 356). Autrement dit, dans l’Etat, « l’homme est le membre imaginaire d’une souveraineté illusoire, dépouillé de sa vie réelle d’individu et empli d’une universalité irréelle » (p. 357). L’Etat s’érige sur une contradiction entre citoyens abstraits et individus concrets, dont la religion n’est en l’occurrence qu’un des aspects les plus visibles : « le conflit où l’adepte d’une religion particulière se trouve avec sa qualité de citoyen n’est qu’un aspect partiel de la contradiction générale, du conflit profane entre l’Etat politique et la société civile » (souligné par Marx, p. 364).
Aux comptes des mystifications qui divisent l’espèce humaine, Marx dénonce donc bien moins « la Religion » que la pensée universaliste et la citoyenneté abstraite sur lesquelles s’appuie l’Etat pour asseoir la domination des classes possédantes, desquelles il s’avère avec le temps n’être qu’un produit et un outil. Marx estime que la question religieuse n’est qu’un aspect parmi de nombreuses autres caractéristiques concrètes qui, attachées aux individus privés, réels, sont niées par l’Etat dans la mesure où elles ne s’accordent pas avec le modèle de « l’homme  bourgeois » libre de défendre son intérêt égoïste. La critique de « la Religion » n’est que théologie, idéalisme, abstraction pure, et quasiment dénué d’intérêt pour l’activisme révolutionnaire : l’ennemi principal doit bien, selon Marx, rester l’Etat qui divise, aliène, et ne sert que l’exploitation et le marché.
La critique de « la Religion » est pur idéalisme et pure abstraction car elle est volontairement aveugle aux caractéristiques spécifiques de chaque individu, aux contingences pratiques de toute institution religieuse, aux spécificités selon lesquelles les différents croyants et croyantes interprètent et mettent en œuvre leurs convictions. Cet « athéisme agressif » et amalgamant, cette théologie de gauche, relèvent donc d’un nouvel idéalisme, car ils se caractérisent par une attaque faite à une idée, comme si elle flottait seule dans le ciel des idées, et sans influence mutuelle avec les gens, les sociétés et les communautés concrètes se revendiquant de cette idée.
Avec P. Tevanian, on peut en effet se demander : « est-ce une phobie liée au foulard et à l’islam qui a soudainement rendu idéalistes des matérialistes chevronnés, ou bien est-ce à l’inverse un idéalisme déjà présent à l’état latent chez les matérialistes autoproclamés qui s’est simplement révélé ? ». C’est ce que suggère le développement de cette « islamophobie » de gauche décomplexée, à la relecture d’un autre fameux texte de Marx sur le sujet, l’introduction à Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel.
Dans ce texte court mais dense, d’où est extraite la fameuse citation « la religion est l’opium du peuple », Marx donne sa vision de la critique et insiste sur l’importance d’ « abolir » ou de dépasser la philosophie, justement trop abstraite et idéaliste, en passant à l’action pratique et en tendant vers la « révolution radicale ». Le texte débute sur l’importance de la critique de la religion, à l’époque où l’Etat allemand, au milieu du XIXème siècle, se revendiquait encore comme « Etat chrétien ». Mais comment réaliser la critique de la religion ? Marx répond : « Voici le fondement de la critique irréligieuse : c’est l’homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l’homme. À la vérité, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi de l’homme qui, ou bien ne s’est pas encore conquis, ou bien s’est déjà de nouveau perdu. Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait recroquevillé hors du monde. L’homme c’est le monde de l’homme, c’est l’Etat, c’est la société. Cet Etat, cette société, produisent la religion, une conscience renversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde renversé » (souligné par Marx, p. 382).
En somme, dit Marx, la pensée critique ne doit pas perdre de temps à s’attaquer aux religions en tant que dogmes car elle ne deviendrait que théologie et abstraction : la critique révolutionnaire doit garder à l’esprit que la religion est une forme de conscience produite par l’environnement social et politique. Cette critique doit donc voir les tares de « la Religion » comme des produits du monde humain aliéné par l’Etat et la société de classes. Loin de se ruer dans la critique athéiste et théologique, Marx tient plutôt à souligner la fonction sociale de la religion : « elle est la réalisation chimérique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède pas de réalité véritable (…) La misère religieuse est à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il abandonne toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce à un état qui a besoin d’illusions. La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole (…) La religion n’est que le soleil illusoire, qui gravite autour de l’homme, tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même » (souligné par Marx, p. 383).
La critique théologique et « islamophobe » de « la Religion » semble donc, au mieux, un idéalisme candide, une passion bizarre, moins utile à la pratique révolutionnaire réelle qu’une boutique de produits bio en vrac. Cette démarche théologique est, au pire, une atroce perversité venant de camarades de « gauche », car en revendiquant le concept d’ « islamophobie » comme si de rien n’était dans la France de 2019, difficile de ne pas imaginer qu’il y a en-deçà de ces postures présentées comme intellectuelles, une manœuvre politicienne visant à se rapprocher d'un certain électorat gavé des discours islamophobes dominants parmi les médias et les politiciens. Dans les deux cas, cependant, cette théologie de gauche est une idiotie, à moins que les partisans de cette approche n’aspirent qu’à une révolution spirituelle, et s’écartent de la « révolution radicale », réelle, prônée par K. Marx comme par tous les authentiques socialismes, anarchismes et communismes depuis le XIXème siècle.
Cette « islamophobie » est une idiotie d’abord parce que dans la perspective révolutionnaire, il y a plus urgent et plus utile, actuellement, pour combattre l’ordre des choses, que de faire de la théologie. Mais aussi parce que revendiquer le droit à l’islamophobie est un naufrage stratégique total, puisque cette revendication ne fait que diviser les rangs et creuser davantage le fossé entre la « gauche » et les groupes sociaux majoritairement prolétariens dans lesquels la religion musulmane est présente. C’est le genre d’errements auxquels on arrive quand on croit que les dogmes religieux flottent, autonomes, dans le ciel des idées, et que les attaquer frontalement va subitement faire ouvrir les yeux aux croyants : et si cette « islamophobie » n’a pas pour objectif d’ouvrir les yeux aux camarades et aux groupes sociaux sensibles à l’Islam, alors quel est son objectif… ? Capter une part du juteux marché de la haine et de la xénophobie en l’estampillant « progressiste » parce qu’on dit qu’on ne veut pas s’en prendre à des personnes particulières en raison de leur foi, sur le mode ? "Islamophobes de tous pays, unissez-vous" ?
Cela vaut également pour les camarades de « gauche » qui se diront « islamophobes » en raison des dérives violentes de certains groupes ou personnes se revendiquant de l’Islam : c’est ici une forme d’islamophobie que ces camarades partageront avec Véronique Genest (qui se disait « islamophobe » parce que cette religion lui fait peur), ou encore, avec les terroristes d’extrême-droite qui, en riposte aux attaques de leurs homologues musulmans, assassinent des civils innocents. Les « islamophobes » de gauche qui rejettent en bloc la religion islamique à cause des dérives violentes de certains croyants ont le même raisonnement amalgamant, anti-populaire et anti-matérialiste que les islamophobes d’extrême-droite.
Ceux et celles qui, à gauche, attaquent « la Religion » en général et en tant que concept abstrait en raison des dérives de certains croyants, ont la même approche idéaliste, bornée et absurde que ceux et celles qui attaquent « le Communisme » en tant que concept abstrait en raison des dérives dictatoriales qu’ont connu certains pays, ou que ceux et celles qui attaquent « l’Anarchisme » en tant que concept abstrait en raison des actes terroristes de certains militants. On oublie trop facilement que les dogmes et  systèmes de pensée n’ont d’existence que dans la façon dont ils sont mis en œuvre dans la réalité matérielle, sociale : il faut juger les gens selon leurs pratiques et leurs propres justifications, et non selon notre interprétation de ces systèmes de pensée ou de croyances abstraits et généraux. L’important reste en effet d’aider les classes prolétariennes à se construire leurs armes dans la perspective d’une « révolution radicale », c’est-à-dire une révolution qui parte des individus humains réels et de leurs besoins concrets : « la force matérielle doit être renversée par une force matérielle, mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit les masses. La théorie est capable de saisir les masses, dès qu’elle argumente ad hominem, et elle argumente ad hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est saisir les choses à la racine, mais la racine pour l’homme, c’est l’homme lui-même » (souligné par Marx, p. 390).
Il n’est pas question, pour le révolutionnaire, de rejeter en bloc les religions, quitte à discriminer et rejeter une partie des classes prolétariennes, mais justement, de co-construire avec ces classes sociales exploitées, des « armes spirituelles » qui mettront fin aux oppressions, et spécifiquement aux oppressions d’humains par d’autres humains, telles que les actuelles vagues d’islamophobie.

Pour aller plus loin :
Blog : Pages Rouges et Noires
Facebook : Social Rouge et Noir


lundi 11 novembre 2019

Sens et enjeux de la prévention spécialisée

La prévention spécialisée est toujours traversée par une instabilité de la place et du statut que lui confèrent les politiciens et les agents de l'Etat. Ceux-ci rêvent parfois d'en faire un service d'insertion ou d'animation, parfois un adjoint aux politiques sécuritaires et de lutte contre la "radicalisation", parfois une "politique publique à part entière", institutionnalisée et contrôlée.

Dans le débat d'idées à propos des raisons d'être et de la philosophie de la prévention spécialisée, nombreux sont les acteurs de terrain à prendre position contre un "réformisme" qui risquerait de mettre sens dessus dessous le sens et les enjeux de la prévention spécialisée.

Notre compagnon de route Jonathan Louli est depuis longtemps engagé dans ces débats, en faveur d'un plus grand pouvoir accordé aux premières personnes concernées dans les décisions qui les touchent : les travailleuses et travailleurs sociaux de terrain et les habitants avec lesquels ils travaillent.

Il tente de démontrer l'importance de ces revendications dans un livre qu'il vient de publier, intitulé Le travail social face à l'incertain. La prévention spécialisée en quête de sens, que nous vous invitons à découvrir sur son blog, les Pages Rouges et Noires.

Ce livre est tiré de longues recherches sociologiques sur le sens que des éducateurs et éducatrices en prévention spécialisée attribuent à leur métier, ainsi que de plusieurs années de militantisme et d'activité comme éducateur de rue en Seine Saint Denis.

Nous souhaitions également vous faire connaître l'ouvrage de Pascal Le Rest, spécialiste reconnu de la prévention spécialisée, qui propose de revenir aux "fondamentaux" du métier, contre les injonctions sécuritaires qui érodent la teneur éducative. Vous pouvez découvrir un compte-rendu de lecture de cet ouvrage ci-dessous, qui résume le propos du livre.

Nous vous souhaitons bonne lecture et vous invitons à nous retrouver sur notre page Facebook, Rézo Social 93

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Compte-rendu :

Pascal Le Rest, 2019, Mais qui veut la mort de la prévention spécialisée ?, Paris, L’Harmattan, Coll. Educateurs et Préventions

Compte-rendu de lecture :

Pascal Le Rest est assez connu dans le monde de la prévention spécialisée : cet ancien éducateur spécialisé devenu docteur en ethnologie mène des recherches sur ce sujet depuis près d’une vingtaine d’années, a publié une multitude d’ouvrages sur ce type d'intervention socioéducative et sur les questions de jeunesse, et a exercé comme conseiller technique et chargé d’études dans des structures de prévention spécialisée.

Comme il l’explique dans la « mise au point » qui entame son dernier ouvrage, paru cet été, Le Rest pensait avoir « fait le tour de la question » (p. 9) mais l’actualité l’a rattrapé. L’actualité, c’est d’abord le terrorisme austéritaire qui a fait éclater les financements du secteur, engendrant d’innombrables suppressions de postes, dont celui de Pascal Le Rest lui-même, qui a perdu son emploi de conseiller technique à l’ADSEA77 au printemps 2016. L’actualité, c’est aussi et surtout l’injonction à intervenir dans les dispositifs sécuritaires et notamment dans la lutte anti-terroriste, qui se développe en direction de la prévention spécialisée. Le problème avec ces nouvelles injonctions sécuritaires, c’est tout d'abord l’instabilité et l’insuffisance du concept de « radicalisation », de même que l’usage aberrant du terme de « djihad » qui est fait ces dernières années, sans aucune analyse :
« Après les différents attentats qui ont marqué l’histoire récente de notre pays, à partir de 2012, il n’y a pas eu de prise de recul, de réflexions sur le choix des mots pour réagir à la violence ou à la barbarie. Nombreux ont été les acteurs, politiques et mêmes intellectuels, à reprendre les termes employés par les grands médias qui n’en possédaient pas la connaissance, comme djihad par exemple. Or, l’usage médiatique de certains termes pour combattre la violence peut avoir un effet inverse » (p. 15).
Le problème c'est également qu'intervenir auprès de populations ciblées en collaboration avec les organismes sécuritaires va à l'encontre des principes et de la philosophie qui font la spécificité de la prévention spécialisée :
« ce n’est plus le même métier. Si l’éducateur de rue ne peut pas établir une relation de confiance avec un jeune, alors il ne peut pas travailler dans un sens bénéfique au jeune [...] la prévention spécialisée n’a pas d’avenir si elle devient l’instrument du renseignement public pour le compte de la Sécurité intérieure. Le bras armé d’une politique du renseignement qui rappelle des heures bien sombres de notre histoire. Elle n’a peut-être pas non plus d’avenir si elle se positionne contre la lutte et la prévention de la radicalisation. Mais du moins a-t-elle le choix de sa mort ! » (p. 20-21).
C'est pourquoi l'objectif affiché de ce livre est de revenir aux "fondamentaux" du métier, à commencer par ses principes et son histoire. 

La prévention spécialisée voit le jour après la Seconde guerre mondiale en s’appuyant sur « des manières nouvelles de s’y prendre avec la jeunesse (…) respectueuses du parcours, des situations et des problématiques » (p. 23). F. Deligny à Lille à partir de 1943 mène cette forme de prévention de façon innovante. On retrouve d’autres initiatives de ce type notamment en région parisienne.

Le secteur commence à s'institutionnaliser avec l'émergence du problème des « blousons noirs », qui affole la presse et les politiciens vers 1959 – 1962, et qui fait apparaître la prévention spécialisée comme une réponse adéquate. Après Mai-68, les éducateurs de rue sont repérés comme « très critiques par rapport à l’ordre bourgeois de l’époque (…) Ce contexte provoquera une distanciation voire une certaine méfiance des administrateurs, élus et financeurs (plutôt des notables) à l’égard des éducateurs, considérés comme des militants gauchistes » (p. 28-29). Cela n'empêche pas la prévention spécialisée de se développer énormément après l'arrêté de 1972. 

En revanche, entre 1981 et 1983 s’opère un tournant vers des politiques d’insertion et de sécurité, accentué par la décentralisation à partir de 1986, phénomènes qui placent la prévention spécialisée dans un certain « inconfort » (p. 29-30). Le climat du secteur devient de plus en plus « morose », les professionnels sont « suspicieux » (p. 30). Il est donc nécessaire de retrouver le cœur du métier en plongeant dans « le quotidien », et dans la richesse des principes d'action spécifiques à ce secteur (p. 31).
  • Une adhésion librement consentie par les adolescents et les jeunes majeurs, p. 41
Ce principe implique que le jeune doit manifester son « choix » et « signifier un désir d’aide », une sorte de « contre-don » à l’offre qui lui est faite. C’est « la compétence d’acteur » qui est sollicitée, la capacité à accepter ou refuser une offre relationnelle (p. 41-42). Ainsi, l’inscription de l’éducateur sur un territoire à travers le travail de rue est fondamentale, tout en faisant preuve d’empathie, de ruse, et d’observation « des signes et des symboles » qui font sens. C’est un « travail d’équilibriste » appuyé notamment sur la confiance (p. 42), et sur le « désir » du jeune, tout en respectant le postulat que le jeune est libre sur le territoire où il habite et rencontre l’éducateur.
  • Le respect de la confidentialité, p. 44
L’éducateur doit faire preuve de « discrétion » et de « confidentialité » pour que le jeune se confie, dans le respect du secret professionnel, pour un créer un « cadre sécurisant » (p. 44). L’éducateur peut échanger des informations pour collaborer avec des partenaires mais avec l’accord du jeune et sans en dévoiler trop. Cependant dès 2004 et notamment avec la loi de prévention de la délinquance de 2007, cet anonymat est fortement remis en cause et les services sociaux sont appelés à collaborer avec la mairie (p. 45-47). Cela risque de dégrader la confiance et le traitement socioéducatif des problématiques des jeunes (p. 48).
  • L’absence de mandat nominatif, p.48
Cette absence de mandat est une des spécificités de la prévention spécialisée. Il y a pourtant bien une « commande sociale » (p. 49), qui signifie que l’éducateur ne peut représenter les jeunes dans les institutions : c’est plutôt l’équipe qui est mandatée (p. 50). D’une certaine façon le Département contractualise avec l’association, qui contractualise avec l’éducateur (p. 51).
  • La philosophie de l’action, p. 53
La prévention spécialisée est une démarche d’ « aide à la personne » pour que chacun trouve sa « place » dans la société (p. 53). Elle combat les « iniquités » mais connaît ses propres limites, ce qui peut donner à voir des « paradoxes ». Il faut donc un très fort « engagement » en tension avec tout un cadre professionnel. Il faut « apporter de la lumière », c’est-à-dire de « l’espoir » et transmettre une « croyance » en un avenir meilleur pour les personnes accompagnées, en la proximité sociale ou culturelle avec elles (p. 55).
  • Des méthodologies éducatives éprouvées, p. 55
On peut comparer la nécessaire « immersion » durant le travail de rue à l’observation ethnologique, mais l’ethnologie contrairement à la prévention spécialisée ne cherche pas à changer son sujet d’étude (p. 56).
  • Des territoires d’intervention variés, p. 56
Toutes les structures de prévention spécialisée sont différentes mais il y a des constantes (p. 58-59), même si les pratiques évoluent avec les nouveaux types de territoires et les nouvelles problématiques (p. 59). Il évoque le cas des « villes nouvelles » (p. 59-60) et des zones rurales (p. 60-61), avant de faire observer qu’il y a une inégale répartition géographique de la prévention spécialisée suivant une « logique historique » (p. 61), différents développements dans le temps, différents types de financements et de contractualisation (p. 62-63).

La prévention spécialisée compte différents types d’acteurs, de niveaux d’équipe et de réunions.

  • Le directeur, garant de la mise en œuvre du projet associatif (p. 65) : responsabilisation et « interface ». Collusion avec les chefs de service. Recrutement, gestion financière, partenariats.
  • Les relations entre administrateurs et salariés (p. 67) : dans les petites associations il y a davantage de proximité entre CA et salariés que dans les grandes associations, où la prévention peut ne pas être la seule activité. Il y a différentes réunions, assemblées générales, et une collusion entre président et directeur à différents niveaux.
  • Les chefs de service éducatif (p. 69) : encadrement des équipes, membre de l’équipe de direction, « il doit faire vivre le sens de l’action » (p. 69), il pilote l’évaluation doit gérer le « paradoxe » entre travail de terrain et demandes institutionnelles de lisibilité (p. 69). Il doit également rester à distance égale des différents acteurs.
  • Entre commande publique et projet associatif, l’autonomie des éducateurs et leurs limites (p. 70) : les éducateurs s’inscrivent dans un cadre professionnel et de politiques sociales, mais ont une certaine autonomie même s’ils doivent rendre des comptes (p. 70), produire des écrits, se référer à l’équipe et au territoire… Ne pas oublier qu’ils sont « salariés » et non « militants » ou « bénévoles » (p. 71).
  • Le pôle technique (p. 72) : l’ensemble des salariés, dont ce pôle, concourt à la mission et au projet associatif. La secrétaire est au cœur du travail (p. 72-73). Il évoque les fonctions du comptable, du conseiller technique, des intervenants ponctuels… Le directeur doit harmoniser ces multiples interventions.
  • Plusieurs types de réunions (p. 74) : réunions d’équipe hebdomadaires, l’analyse des pratiques (p. 74-75), différentes réunions selon le nombre de cadres et si la fonction de chacun est bien définie (p. 76), réunions institutionnelles, réunions thématiques.

Cadre législatif et réglementaire, p. 79

Le cadre législatif et réglementaire doit être étudié car il « permet de situer l’action de la prévention spécialisée dans le registre de l’action sociale, notamment en matière de protection de l’enfance, dont la compétence relève des départements » (p. 79).
  • Les textes réglementaires législatifs de référence, p. 79
Il y a au moins deux textes qui balisent le cadre juridique de la prévention spécialisée avant 1972 : l’ordonnance du 23 décembre 1958 qui contient des mesures sur les enfants en danger, et l’arrêté du 13 mai 1963 qui crée le Comité National des clubs et équipes de prévention pour l’inadaptation de la jeunesse (p. 79). L’arrêté de 1972 et ses circulaires inscrivent les principes et méthodes de la prévention spécialisée dans la loi, d’où leur importance. Enfin, la loi du 30 juin 1975 inscrit la prévention spécialisée dans la protection de l’enfance. Viennent ensuite les différents textes sur la décentralisation (1982, 1983, 1986) (p. 80). Si la prévention spécialisée demeure une « compétence départementale méconnue », elle est réaffirmée dans le document de l’Assemblée des Départements de France de 2002.
  • La loi n°2002-2 du 2 janvier 2002, p. 81
Cette loi réforme celle du 30 juin 1975. Elle veut rationaliser l’action sociale, au service des personnes accompagnées. Elle mentionne explicitement la prévention spécialisée (p. 81) et la conforte comme appartenant à l’Aide sociale à l’enfance. La situation du secteur se précise avec l’ordonnance 2005-1477 du 1er décembre 2005, qui précise le rapport au droit des usagers, à la tarification, à l’évaluation… (p. 83)
  • Le cadre institutionnel, inscrit dans la protection de l’enfance, p. 83
Le rapport du Groupe de travail interinstitutionnel sur la prévention spécialisée qui a rendu son rapport en 2004 montre que les auteurs, acteurs notables de la prévention spécialisée à l’époque, réaffirmaient le lien de la prévention spécialisée à l’Aide sociale à l’enfance, donc au Département, tout en conservant des enjeux de collaboration avec la commune. Il y a un « niveau opérationnel » et un « niveau politique et stratégique » (p. 86).
  • La déontologie à l’épreuve de la loi de prévention de la délinquance, p. 87
Tout le cadre réglementaire décrit produit « de fait une déontologie professionnelle ». L’éducateur sans être en « alliance » avec les jeunes doit néanmoins défendre leurs droits (p. 87). Face à ce cadre déontologique, la loi n°2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance a « l’effet d’une bombe ». Cette loi bouleverse les équilibres institutionnels, enclenche une « confusion » entre difficultés sociales et délinquance, un « glissement » des termes… (p. 88). Le rôle du maire face aux associations de protection de l’enfance et face au Département exacerbe le « tiraillement ». L’Assemblée des Départements de France ne prend pas position et laisse « filer les problèmes » (p. 89).
Avec cette loi, les « enjeux politiques, circonstanciels, conjoncturels » ont pris le dessus sur les réels besoins sociaux (p. 91). Le « secret partagé » pose question aux professionnels et bouscule les pratiques (p. 92-93), cette loi pose des questions mais sans proposer aucune méthodologie. Les équipes doivent « bidouiller » (p. 94). Avec cette loi la « vision du monde » est différente : on passe de la protection de l’enfance à la protection de la société (p. 94).
Cette loi a réellement bouleversé tout le champs et enclenché le « grand bal » des déconventionnements, les élus étant depuis le 11 septembre 2001 plus sensibles au sécuritaire : « la prévention n’était plus un but en soi », même si elle est à contre-courant depuis les années 1980 (p. 95). Cela isole davantage les éducateurs dans la « défiance » à l’égard de leurs propres hiérarchies. Ils sont obligés de « tricher » pour continuer à « incarner auprès des jeunes des perspectives d’avenir » (p. 96).

Un travail d’équipe ancré sur un territoire, p. 97

Il y a toujours une « diversité » des profils dans les équipes de prévention, même s’il y a 50% de diplômés E.S. sur tout le territoire. Cette diversité est un « atout » (p. 97).  Travailler en équipe prend différentes formes, mais est toujours fondamental car l’équipe a de nombreuses fonctions (p. 98-99), d’autant qu’il y a eu une forte professionnalisation (p. 100). 
Les éducateurs travaillent sur des territoires qui peuvent être très variés, mais qui sont tous des « constructions mentales » pour les acteurs (p. 101), comme l’illustre l’exemple de territoires ruraux (p. 101-102). Les éducateurs doivent connaître et s’adapter aux « savoir-s’y-prendre », aux modes d’action et d’interaction locaux, ils doivent « partager une réalité commune », et valoriser les capacités de chacun pour produire le changement sur un territoire, « produire en permanence du sens », croire en l’ « intelligence du désordre » que peuvent avoir les habitants (p. 102-103).
Les éducateurs doivent gagner la confiance de jeunes parfois difficiles, éloignés et défiants envers les institutions, en prenant une apparence non-institutionnalisée (p. 104), mais les moyens et la volonté institutionnelle de combler ces distances sont insuffisantes (p. 106).
La prévention doit travailler avec une variété d’acteurs, selon différentes approches, et sur différents thèmes, et donc penser le passage de relai de certaines actions (p. 111-112). Il faut de la « transversalité » et du « partenariat » pour produire du changement sur un territoire : les outils de la prévention spécialisée seule ne suffisent pas (p. 112-113). Mais les partenariats existent, comme le montre l’exemple des chantiers éducatifs (p. 113).

Immersion de l’éducateur : le travail de rue, p. 115

Il faut « se faire voir » des habitants pour favoriser les « rencontres » (p. 115-116), mais aussi savoir mener un travail d’observation (p. 117). Le travail de rue se fait « en fonction d’une réalité de terrain » (p. 117). Partie intégrante de la « culture professionnelle », il vise à favoriser le « lien social » (p. 118).
Accueillir dans un local et rencontrer dans la rue n’impliquent pas les mêmes postures (p. 119-120). Il faut développer une réelle « immersion » pour envisager de développer des actions. Il faut alterner entre « observation » et « intervention » (p. 121). Vu de l’extérieur, le travail de rue peut avoir l’air passif, mais c’est qu’il faut le temps de « l’imprégnation » (p. 122).
Le travail de rue a différents temps et horaires (scolaires et autres…) selon les différents objectifs : il se fait dans des « milieux de vie » (p. 122-123) ; en période sécuritaire le bien aux habitants peut donc être plus délicat à entretenir (p. 124), comme l’ont montré les révoltes populaires de 2005 (p. 125).

Relation éducative individualisée, p. 133

« L’éducateur travaille l’accompagnement éducatif à partir des contacts qui ont pu se produire par le travail de rue » (p. 133). Cette relation suppose donc une « confiance » qui ne peut advenir quand l’éducateur est mandaté par les dispositifs sécuritaires (p. 133)
La parole et l’écoute sont fondamentaux pour travailler la demande et la recherche de solutions qui fondent l’accompagnement (p. 133-134). Il faut que l’éducateur manifeste son « désir » et sa « volonté » de soutenir l’Autre : c’est le « transfert positif » (p. 135).
La relation étant asymétrique, l’éducateur doit veiller à ne pas faire à la place de l’autre. Par ailleurs les différentes définitions de l’accompagnement s’accordent sur le fait qu’il doit s’enraciner dans une rencontre libre (p. 135), dans la « souplesse et l’adaptation » des professionnels, qui leur confèrent une « latitude » productrice de confiance.
L’accompagnement par ailleurs ne s’appuie pas que sur de la déontologie mais aussi sur de la méthodologie, notamment celle de l’entretien qui permet de donner à voir aux personnes accompagnées les « qualités » de l’éducateur (p. 136). L’accompagnement, visant à produire un « projet de vie » qui vienne du jeune lui-même, ne peut se réduire à des « actes professionnels codifiés » (p. 136).
Chaque « projet de vie » et les démarches qui vont avec son spécifiques : il ne faut cependant pas se précipiter lorsqu’il y a une demande initiale. Il faut prendre le temps de faire connaissance mutuellement (p. 137-138). Viennent ensuite des entretiens plus « élaborés » où on explore les problématiques, où on explore les problématiques, et où l’éducateur peut signifier sa présence ou « lâcher prise » (p. 138). L’accompagnement varie selon les classes d’âge. Il doit pouvoir être évalué par le bénéficiaire (p. 140).

Relation aux groupes d’adolescents et de jeunes majeurs, p. 145

Le groupe est « un ensemble de personnes aux caractéristiques identifiables qui produisent des pratiques communes ». Il en existe de différents types (p. 145). Généralement les groupes préexistent à la relation éducative, mais l’éducateur peut aussi constituer des groupes, étant dans tous les cas « déclencheur dans la dynamique de groupe » (p. 145-146).
Il y a cependant une difficulté à penser le groupe en lui-même, et autrement que comme une somme d’individus à accompagner séparément, à terme. Les éducateurs s’efforcent alors de faire des « ponts » entre le groupe et l’individu (p. 147-148). Il existe néanmoins des outils (séjours, chantiers), pour travailler sur le groupe, le lien social, la sociabilité – tandis qu’à l’individuel on travaille davantage le « projet de vie » (p. 149-150). Dans les deux cas l’éducateur travaille à « l’autonomisation » (p. 151). Il y a une « querelle classique » entre ceux qui estiment qu’il faut privilégier l’individuel et ceux qui sont plus collectif, car les moyens et le temps sont limités : les associations doivent prendre position pour structurer une organisation du travail, il appartient « aux directions des associations de déterminer l’ordre des enjeux » (p. 152).
Les éducateurs utilisent les techniques ou supports pour « créer une dynamique de socialisation » (p. 155). Ils doivent « arpenter les territoires » et diagnostiquer les « intentions » et capacités des gens avant de proposer un projet (p. 156), en gardant à l’esprit « qu’un projet n’est qu’un prétexte dans une intention plus ambitieuse, qui consiste à favoriser le fait que chaque jeune puisse construire sa place dans l’espace sociétal » (p. 157). Les groupes sont en effet un levier pour « transformer à partir de ressources invisibles mais potentielles des réalités pénibles » (p. 158).
  • Les risques d’un glissement vers l’individualisation, p. 163
Il y a un glissement vers des approches individualistes et culpabilisantes dans tout le travail social. La prévention spécialisée n’y échappe pas, à cause du management, qui mute vers un taylorisme et une méconnaissance des principes historiques (p. 163-164). Le travail social collectif peut pourtant représenter un renouveau, comme estimait l’IGAS dans un rapport de 2005 (p. 165-166).

De l’élaboration du partenariat aux actions de terrain, p. 167

Le partenariat, « fondement » de la prévention spécialisée, permet des « expérimentations » intéressantes (p. 167), comme le montre l’exemple de projets à l’intérieur des collèges ou lycées. Les actions peuvent être diverses. Leur « évaluation » permet de recalibrer des axes de travail (p. 170-171). Elles peuvent contribuer au « développement social local », à condition de prendre le temps de construire une « proximité » entre les différents acteurs (p. 172-173).
Il faut une réelle volonté institutionnelle pour pérenniser ce type d’actions ce qui pose la question de la non-institutionnalisation de la prévention spécialisée. Le secteur en lui-même est institutionnalisé, mais ce sont surtout ses « actions » qui ne doivent pas l’être : la prévention spécialisée doivent construire des passages de relais (p. 175).
Il faut des « formalisations institutionnelles » (comme des signatures de protocole) pour clarifier les rôles et principes de chaque partie prenante au partenariat (p. 176), cependant « le pilotage du dispositif est évidemment le point nodal » (p. 177), il faut une « coordination » et une définition des termes du protocole autant qu’une disponibilité et une volonté des professionnels pour faire vivre ce protocole (p. 178-179).
Les réunions partenariales peuvent être chronophages et porter des enjeux diplomatiques : les associations et notamment les directions doivent y réfléchir, notamment avec l’invasion sécuritaire qui éloigne des réalités de terrain autant que des principes éthiques (p. 180-181). Avec la loi de prévention de la délinquance de 2007 qui met en place de fait un « secret partagé » (p. 181) les directions doivent se positionner pour sécuriser le travail éducatif, auquel cas la confiance et le travail de rue continueront à reculer (p. 182)
Les acteurs de terrain sont généralement convaincus de l’importance des partenariats mais les difficultés et carences de « pilotage » peuvent les freiner considérablement. En l’absence d’une saine « formalisation institutionnelle », chacun peut amener sa réponse personnelle, ce qui génère des incohérences voire des tensions (p. 183). Il faut pour pallier ces risques donner la parole à tous les partenaires (p. 184) mais surtout au public : c’est ce dernier qui « fonde la légitimité de l’action partenariale » (p. 184). Après avoir évoqué différentes plus-values des chantiers éducatifs (p. 185) l’auteur note que l’éducateur doit être « l’interface » entre différents acteurs, il doit « huiler les relations » (p. 186).

Traduction de l’intervention et communication : la question de l'évaluation, p. 187

Depuis 2005 la prévention spécialisée est dans le champ de la loi 2002-2, mais l’évaluation ne se limite pas aux obligations légales. La « complexité doit être traduite » et nombre d’acteurs sont en attente de « compréhension » de l’action (p. 188).
« La démarche d’évaluation ne peut être dissociée de la question du sens et des valeurs de la prévention spécialisée » (p. 188). Les indicateurs sur les quartiers sont inquiétants, il y a des tensions entre éducateurs, cadres et élus, face à quoi il faut « travailler sur les décalages » et élaborer un discours associatif « cohérent ». Avec beaucoup de « fantasmes », les élus adressent des demandes irrecevables à la prévention spécialisée. Cette dernière accompagne dans une globalité des individus susceptibles de passer à l’acte, elle ne travaille pas sur une ou des thématiques spécifiques : les directions doivent faire entendre cela impérativement (p. 189).
Beaucoup d’acteurs promeuvent innocemment l’évaluation alors qu’elle n’est qu’un processus de contrôle, ou en tout cas, elle ne sert actuellement qu’à ça (p. 190). Il y a un enjeu à « investir l’évaluation » dans « une volonté explicative » pour recouvrer des moyens de parler du travail (p. 191).
Depuis la décentralisation, la prévention spécialisée est englobée dans une action sociale plus globale, et il y a donc un « flottement » sur sa place et ses enjeux, jusqu’au milieu des années 2000. Nombre d’acteurs ont des « attentes démesurées » à l’égard des éducateurs, qui ont pu accepter, depuis 2005 et les attentats, des demandes intenables (p. 192-193).
L’évaluation reste difficile mais les associations y réfléchissent, volontairement. Dans ces dynamiques les directions doivent être garantes d’un projet de service porteur de valeurs, car ce qui doit demeurer fondamental dans l’évaluation de la prévention c’est son « échelle de valeurs » (p. 194)

Conclusion, p. 195

Les principes progressistes de la prévention spécialisée, notamment issus de Mai-68, ont traversé le temps, les crises, et construit une professionnalité toujours en vigueur (p. 195). La fin des Trente Glorieuses puis notamment les attentats à partir de 2001 ont ouvert la voie à l’ultra-sécuritaire, à contre-courant duquel se situe la prévention spécialisée. La loi de prévention de la délinquance de 2007 a été un « virage à 90 degrés » qui a produit de la suspicion de la part de la prévention spécialisée face au contexte libéral-sécuritaire, et vice versa (p. 196). La prévention spécialisée est dans une « zone de turbulence » depuis au moins la décentralisation, et reste une « variable d’ajustement » budgétaire. Les récentes tentatives d’ « instrumentalisations » montrent en revanche qu’elle est un outil riche et qui « séduit » les communes. Seulement, avec la lutte anti-terroriste et contre la radicalisation la prévention spécialisée est prise dans un tourbillon ces dernières années (p. 197). Elle reste malgré tout une méthode d’intervention originale et a priori pertinente pour beaucoup de gens qui n’ont pas d’autres solutions.
Le souci qui se pose est celui de la formation aux méthodologies : les professionnels ne sont généralement pas formés en centre de formation et les cadres doivent assurer une transmission de savoir-faire dans les associations, pour ne pas qu’elles deviennent des services d’accompagnements individualisés en milieu ouvert. Ils doivent également communiquer à propos de ces principes et méthodes avec les élus, car sans ces principes et la « philosophie de son intervention » la prévention spécialisée n’est plus (p. 198)

samedi 24 février 2018

Permanence pour les travailleuses et travailleurs sociaux

Bourse du Travail de Saint-Denis

Permance pour les travailleur.ses sociaux. 
Se défendre et lutter.
Accueil tous les 2e mardi du mois de 18h30 à 20h30.
A la Bourse du Travail de Saint-Denis (93)
Salle 304, 3è étage
9 rue Génin
(métro porte de paris)

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06.74.72.93.67 
Facebook : Rezo social 93



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Vous voulez défendre vos droits sur votre lieu de travail.
Vous voulez sortir de l’isolement et construire un rapport de force.
Vous voulez obtenir du soutien ou informer sur une lutte.
Vous voulez que la lutte des classes ne se résume pas à un slogan.

Travailleuses, travailleurs, étudiantes, étudiants
cette permanence est la vôtre

Dans le cadre de nos missions, nous intervenons au quotidien au service des populations souvent les plus précarisées. Nous sommes également considérés par nos employeurs comme des esclaves corvéables à merci et des agents à la solde de nos hiérarchies ou de la police 
Salaires bas, contrats précaires, pressions diverses dans les relations employeurs-salariés. 
Parce que tout cela est une réalité, nous vous proposons de construire ensemble une solidarité de classe qui nous permettra de lutter pour nos intérets.

Accueil tous les 2e mardi du mois de 18h30 à 20h30
A la Bourse du Travail de Saint-Denis (93)
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9 rue Génin
métro porte de paris




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